

Les Murs
«Le grand dragon»
Le fait que les fondations de villes et ces construction monumentales soient de purs symboles du pouvoir se révèle au cours du roman et de la visite de la Grande Muraille. Le grand dragon serpente sur des milliers de kilomètres, de la Mer Jaune jusqu’au désert de Gobi, sur une longueur inimaginable. Aujourd’hui, la muraille chinoise appartient aux sept Merveilles du Monde des temps modernes et représente un point touristique fort. La vision de cette muraille se déroulant à l’infini sur les collines et dans les vallées, comme un être venu d’ailleurs, produit incontestablement un sentiment ambivalent d’admiration et de fascination. Ambivalent dans le sens où sa beauté est difficile à appréhender. D’autre part il s’agit aussi de la constructions de forteresses dont la réalisation n’a pu se faire que grâce au sang versé par d’innombrables sujets.
«La muraille de Chine» de Franz Kafka, est un ouvrage qui porte le même titre, mais d’un auteur différent. Entre 1917 et 1922, Kafka est marqué par la fin de l’Empire austro-hongrois, l’émergence de l’antisémitisme et du sionisme, mais aussi par la vague d’intérêt, mêlée de crainte, que suscite la Chine depuis le début du XXe siècle. Il rédige alors plusieurs nouvelles dans lesquelles, pour évoquer le thème, classique chez lui, de la difficulté des hommes à organiser leur vie commune, il place ses récits dans une Chine imaginaire, inspirée de ses lectures. Elle devient pour lui l’archétype d’un territoire trop vaste, impossible à administrer, et difficile à défendre contre les menaces extérieures.
Des œuvres de construction colossales
Le fait que les constructions monumentales génèrent un sentiment de majesté, a pourtant été dénié par le philosophe Emmanuel Kant. «Selon Kant, des sentiments élevés ne peuvent être générés que par des événement sensuels bien au-delà de toutes les comparaisons, de manière qu’ils ne peuvent pas être appréhendés par l’imagination humaine», dit Dr. Jörg H. Gleitner, professeur en théorie de l’architecture et directeur de l’institut pour l’architecture de l’Université technique de Berlin (source: article dans la NZZ du 24.8.2015).
Ainsi, l’océan infini ou le ciel étoilé sont tellement immenses qu’ils dépassent notre entendement. Seule la conscience d’un pouvoir au-delà de notre existence humaine rend supportable cette infinité. Les «œuvres de construction» dit Gleitner pour expliquer la position de Kant, «ne peuvent pas être la cause de sentiments sublimes, puisqu’ils sont conçus avec un esprit humain et ainsi au sein du possible et pensable de l’homme. Des bâtiments peuvent seulement être grands ou supergrands. On peut les appeler «colossaux» comme les pyramides ou la basilique Saint-Pierre de Rome s’ils sont presque trop grands pour être compris, écrit Kant. Ils génèrent de l’étonnement, mais pas de sentiments sublimes… Etourdi, et pas seulement étonné, tel est l’homme devant «la longue durée» de l’histoire.»
Exclure et enfermer
Alors que la muraille de Chine a des origines profondément ancrées dans l’Histoire et que sa création en tant que rempart contre des envahisseurs du pouvoir dynastique chinois n’a pas été éclaircie dans tous ses détails, il existe des murs dont la construction et la «démolition» sont définies dans des dimensions beaucoup plus proches. Le mur de Berlin, par exemple, est moins une œuvre de construction monumentale en soi, qu’une intervention fondamentale dans la réalité des hommes de ce temps. La construction du mur a débuté le 13 août 1961, et il a marqué sans concessions la vie collective et les destins individuels.
Le mur comme instrument de pouvoir pour – comme la bande-annonce du film «Fences» (2016) le montre de manière impressionnante – exclure des réalités et des influences indésirables et enfermer des êtres humains. Dans ce drame cinématographique, l’Afro-américain Troy Maxton fait construire un enclos autour de sa modeste maison – comme si les murs sociaux de la discrimination raciale n’existaient pas –: «Je construis l’enclos autour de ce qui m’appartient». L’enclos symbolise ici le maintient d’une construction personnelle extrêmement fragile et la vaine tentative de garder le contrôle sur sa femme et son fils; une tentative qui finit misérablement. La lutte pour la survie, la recherche de l’identité et de l’éloignement ne s’arrêtent pas devant l’enclos, tel est le message du film «Fences».
Le «mur Mexique»
«Fences» se base sur la pièce du même nom de l’auteur August Wilson qui avait écrit une adaptation pour le cinéma avant sa mort en 2005. La pièce de Wilson et son adaptation reflètent une réalité afro-américaine qui va d’ailleurs bien au-delà du petit monde de Troy Maxton dans le contexte actuel. Le nom «Fences» a été utilisé lors de la discussion de politique internationale pour une construction toute différente: le mur mexicain, un projet symbolique du président actuel, polarisant les Etats Unis. Avec ce mur, nous retrouvons cette ambiguïté d’importance, de conscience et d’effets. D’une part la mégalomanie du projet peut être interprétée comme l’expression d’une psyché narcissique: Donald Trump qui doit ériger un mur autour de lui, donc de «sa propriété». D’autre part, le mur possède une force symbolique de ses actes: «si ce mur devait avoir une utilité, ce ne serait pas en tant que rempart insurmontable mais comme symbole médiatique: ici la civilisation, là-bas les barbares…
Symbole médiatique
D’une part, il y a notre indignation envers un projet au-delà de l’humanité et du bon sens. D’autre part – malgré les destins individuels et les morts que les frontières fermées ont déjà causées – il y a une «beauté» indéniable de quelques parties du mur. Il y a une insouciance avec laquelle par exemple le «Floating Fence» évolue sur les dunes de sable. Ou un «pittoresque» de l’enclos près de San Diego qui se prolonge dans la mer.
Afin de clarifier cette ambivalence, nous faisons appel à l’artiste bulgare Christo. Ses projets paysagers sont d’une beauté monumentale et leur effet visuel semblable à certaines parties du mur mexicain. Mais l’œuvre de Christo traite le thème de la victoire sur les frontières mentales. Ses projets opposent donc un contraste aigu au mur de séparation.
Christo a par ailleurs annulé le projet «Over the River», sur l’Arkansas River dans le Colorado, qu’il avait préparé pendant des années, en réaction à l’élection de Donald Trump. Une forme de protestation visuelle et coûteuse, comme l’a dit le New York Times (source: dezee.com). ●